Chapitre XIII

Dans les ténèbres qui entouraient Morane, tout un monde s’agitait. Un monde fébrile, bruyant et à l’odeur forte. Morane ouvrit les yeux, pour voir, penchée vers lui, une face sombre couronnée d’une auréole de cheveux noirs et raides. Il se souleva légèrement, pour se rendre compte qu’il était entouré d’hommes nus et bruns, aux visages farouches et aux muscles puissants. Pour tous vêtements, ils ne portaient qu’un étroit pagne de fibre leur ceignant les reins et des brassards de couleurs vives serraient leurs biceps jusqu’à y tracer de profonds sillons. Quelques-uns d’entre eux étaient armés de lourds casse-tête que Morane reconnut aussitôt aux descriptions qui lui avaient été faites des burdunos, ces redoutables massues dont les Chavantes se servent pour assommer leurs ennemis.

Les Chavantes ! Ce nom traversa l’esprit de Morane comme un trait de feu. Ainsi, il était tombé aux mains de ces redoutables « bravos » qui, depuis l’époque de la Conquête, semaient la terreur dans tout le Mato Grosso central.

Pourtant, le visage penché au-dessus du sien n’avait rien d’hostile. Au contraire, un large sourire l’éclairait, un sourire auquel Morane ne pouvait que répondre par un autre sourire. Le Chavante qui, s’y l’on en jugeait par les nombreuses rangées de dents de jaguar garnissant sa poitrine, devait être un chef, parut flatté par ce sourire. Il dit quelques mots dans une langue inconnue, posa son index droit sur la poitrine de Morane et le gauche sur la sienne, puis accola ces deux doigts l’un à l’autre en une mimique qu’il était aisé d’interpréter.

« Dans tous les pays du monde, songea Bob, ce geste veut dire : « À partir de maintenant, on est comme ça tous les deux – ou quelque chose dans le genre. » Depuis longtemps, Morane ne s’étonnait plus facilement, pourtant cette dernière constatation lui coupa le souffle car, en vérité, il n’était pas donné à tout le monde d’être « comme ça » avec un Indien Chavante.

Le chef, dont le visage aux yeux brillants et intelligents gardait son expression amène, s’était redressé et après avoir lancé quelques recommandations aux autres Indiens, il sortit de la case. C’était, en effet, dans une vaste case ovale, au toit de chaume et aux murs de bambous et de feuilles, que Morane se trouvait. Il était étendu sur une claie de branchages suspendue entre quatre piquets plantés dans le sol. Le jour pénétrait par une large ouverture taillée dans le mur d’en face.

— Hé, Bob !…

Morane tourna la tête du côté d’où venait l’appel. Rias et Chinu étaient couchés sur des lits-claies semblables au sien. En les voyant sains et saufs, Bob se sentit submergé d’allégresse.

— Tout est bien ? demanda-t-il.

— J’ai les jambes en flanelle, répondit Rias, mais à part cela ça peut aller.

— Et Chinu ?

Le fidèle Indien ne semblait pas en mener large avec tous ces Indiens « bravos » qui emplissaient la case.

— Chinu pas mort, fit-il. Mais lui bientôt mangé par Chavantes !

— Les Chavantes ne mangeront personne, dit Morane. Ils ont plutôt l’air, au contraire, d’être bien disposés à notre égard…

Rias secoua la tête de droite à gauche sur sa couche comme si le sens des événements lui échappait.

— Je n’y comprends rien, dit-il. Logiquement, nous devrions être morts ou réduits en esclavage. Au lieu de cela, les Chavantes nous ont recueillis et soignés. C’est si peu dans leurs habitudes de traiter les civilisés de cette façon… Vraiment, je ne sais que penser.

— Moi guère plus, fit Bob. Enfin, le principal c’est que nous soyons en vie et qu’il nous reste une chance d’en sortir. Mais voilà le chef qui revient. Peut-être aurons-nous bientôt l’explication de tout ceci…

Cette fois, le chef était accompagné d’un guerrier âgé d’une vingtaine d’années à peine. Nu et coiffé, comme tous les autres Chavantes, à la façon d’un capucin, il montrait un visage ouvert, où les yeux noirs brillaient d’une flamme joyeuse. Le chef lui posa la main sur l’épaule et commença à parler très vite en tupi, langue véhiculaire de la plupart des autochtones du Brésil.

Quand il eut terminé, Morane, qui n’avait rien compris, se tourna vers Rias.

— Qu’a-t-il voulu me dire ?

En dehors des mots, Alejandro ne semblait pas lui non plus y avoir saisi grand-chose.

— Lui, c’est Kanandu, et il est le chef de cette tribu, expliqua-t-il. Le jeune guerrier, c’est son fils, Yavahé. Kanandu affirme que tu es le second père de Yavahé, puisque tu lui as sauvé la vie en l’arrachant à l’étreinte du grand serpent.

La surprise la plus totale se peignit sur les traits de Morane.

— Le grand serpent !… fit-il, en français, langue que Kanandu ne devait à coup sûr pas comprendre. J’ai bien tué un anaconda avant de perdre connaissance, mais…

Soudain son visage s’éclaira, et il éclata de rire.

— Que se passe-t-il ? demanda Rias. S’il y a quelque chose de drôle dans tout cela, je voudrais bien que tu m’expliques, pour que nous puissions rire ensemble…

En quelques mots, Bob mit son compagnon au courant de sa rencontre avec l’anaconda et, comment, avant de s’écrouler sans connaissance, il lui avait tranché la tête.

— Je ne vois pas, dit Alejandro, ce que le fils de Kanandu vient faire là-dedans…

— C’est simple, expliqua Bob. Quand l’anaconda s’est dressé devant moi, la plus grande partie de son corps était dissimulée derrière un taillis et, entre ses anneaux, il enserrait Yavahé, que je ne voyais pas. En tuant l’anaconda, j’ai donc, sans le savoir, sauvé le jeune Indien. Celui-ci nous épiait sans doute quand le boa d’eau l’aura attaqué… C’est donc à ce hasard que nous devons la vie, et à lui seul… Comme quoi, il ne faut jamais jurer de rien. Souviens-toi qu’avant de quitter la cité des Musus, tu m’avais dit en parlant de notre probable rencontre avec les Chavantes : « Nous ne pouvons espérer mettre chaque fois un anaconda dans notre jeu ». Eh bien, c’est un anaconda qui nous a sauvés des Morcegos, et c’en est un autre qui vient de nous permettre de faire alliance avec les Chavantes…

Alex approuva de la tête.

— Il n’y a plus à en douter, fit-il, l’anaconda est bien un animal sacré, et je comprends que certains Indiens ne veulent pas le tuer…

— Cette fois-ci, corrigea Bob, cet anaconda nous a sauvé la vie justement parce que je l’ai tué.

Tout à coup, Morane pâlit en s’apercevant qu’il était nu sous la mince couverture indienne qui le recouvrait.

— Ma veste, balbutia-t-il, ma veste…

Il la trouva accrochée au pied de son lit. Il tendit la main et la tâta : les précieuses boîtes de pellicules photographiques étaient toujours là, cousues dans leur poche de cuir. Morane soupira d’aise et sourit.

— La vie est belle, dit-il. Nous allons nous payer quelques jours de bon temps afin de réparer nos forces. Ensuite, nous essayerons d’obtenir de notre ami Kanandu qu’il nous conduise jusqu’au plus proche établissement civilisé.

Pendant un instant, Bob se tut puis, se croisant les mains derrière la nuque, il continua, comme pour lui seul :

— Nous en aurons des choses à raconter quand nous rentrerons à Cuyaba. Personne ne nous croira lorsque nous affirmerons avoir passé un mois de vacances dans la cité d’El Gran Paititi et qu’au retour nous avons été reçus en invités de marque par les Chavantes. Personne ne nous croira…

 

*
* *

 

Cet après-midi là, le petit poste brésilien de Baïcary, au bord du rio Xingu, somnolait, écrasé par la chaleur. Quelques chiens squelettiques dormaient à l’ombre des rares maisons et les urubus, juchés immobiles sur les toits, ressemblaient à des animaux empaillés.

Soudain, un cri fusa :

— Les Chavantes !… Les Chavantes arrivent !…

Ce fut comme si le tocsin venait de résonner. Les chiens décampèrent en hurlant et les urubus partirent d’un vol lourd. Des portes claquèrent et tous les hommes valides, le commisario et ses quelques policiers en tête, sortirent en armes, prêts à défendre l’agglomération. La dernière fois que les Chavantes s’étaient approchés de Baïcary, six civilisés avaient été tués à coups de flèches et de casse-tête.

Cependant, les Indiens qui, ce jour-là, marchaient en direction du poste, ne paraissaient pas nourrir de desseins hostiles. Au nombre d’une vingtaine, ils accompagnaient deux hommes blancs vêtus de loques et à la barbe hirsute, ainsi qu’un Indien civilisé, également couvert de haillons.

Quand la petite troupe fut parvenue à cinq cents mètres environ des habitations, les Chavantes regagnèrent le couvert de la forêt, tandis que les trois civilisés continuaient seuls en direction de Baïcary. Le commisario et ses hommes se portèrent aussitôt à leur rencontre.

— Qui êtes-vous ? demanda brutalement le digne fonctionnaire. Des honnêtes gens ne s’allient pas avec ces bandits de Chavantes…

Un des deux blancs, un grand gaillard aux larges épaules et au visage osseux, avança d’un pas et dit d’une voix sèche :

— Si de tous temps, il y avait eu moins de bandits parmi les civilisés, les Chavantes n’auraient pas été forcés de se mettre hors la loi.

Le second blanc s’interposa.

— Laisse tomber, Bob, fit-il. Le senhor commissaire ne peut pas comprendre…

Il se tourna vers le policier et continua :

— Je suis Don Alejandro Rias et voici mon ami, Robert Morane. Celui-ci est mon domestique, Chinu…

Au nom de Rias, le ton du commisario changea aussitôt. De brutal, il devint miel et sucre.

— Ah ! Senhor Rias, dit-il. Nous avons reçu plusieurs avis vous concernant. À Cuyaba, on vous croit morts, vous et vos compagnons. Où étiez-vous donc passés, pendant tout ce temps ?

Un étrange sourire se dessina sur les lèvres de Rias. Morane dut saisir la pensée de son ami, car il sourit lui aussi.

La petite troupe avait repris la direction du poste.

— Nous avons passé un mois dans la cité d’El Gran Paititi, expliqua Rias. Ensuite, les Chavantes nous ont offert l’hospitalité pendant deux semaines dans leur village de la forêt.

Le commisario regarda Alejandro avec inquiétude.

— Vous vous moquez de moi, Senhor Rias, dit-il finalement. La cité du Gran Paititi n’existe pas. Quant aux Chavantes, ils n’ont jamais offert l’hospitalité à personne et tous ceux qui les ont rencontrés sur leur territoire ne sont jamais revenus pour s’en vanter.

— Vous n’allez tout de même pas nier que c’étaient bien des Chavantes qui nous accompagnaient, intervint Morane.

Le commisario hocha la tête.

— Non, dit-il. Pour des Chavantes, c’étaient bien des Chavantes. Je me demande même comment vous avez réussi à vous entendre avec eux… Cependant, pour ce qui est de la cité du Gran Paititi, il ne faut pas essayer de m’en faire accroire…

Ils étaient parvenus au poste de police, une misérable baraque couverte de tôle ondulée. Le commisario poussa la porte et s’effaça pour laisser entrer ses hôtes.

— Je vais télégraphier à Cuyaba, dit-il, et insister pour qu’un hydravion vienne vous prendre. Mais laissez-moi vous donner un conseil : ne parlez surtout à personne de la cité d’El Gran Paititi. On ne vous croirait pas !…

« Non, bien sûr, maugréa Morane entre ses dents, on ne nous croira pas. Pourtant, je les y forcerai bien tous à nous croire, qu’ils le veuillent ou non… »

Dans la bouche du Français, ces derniers mots sonnaient comme une menace.

 

Sur la piste de Fawcett
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